Mukhiya

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Ici, Chandra Bahadur Sunuwar, chef de village (en blanc) et deux administrés, responsables de hameaux éloignés.
En 1980,, année de la prise de photo, à l’occasion des cérémonies de Dasain, il appose la tika rouge.
La tika c’est la marque sur le front.
Dans le cadre familial, la tika est blanche, de la couleur naturelle du riz qui la compose.
Celle-ci est teintée. Elle est la marque de l’autorité, du pouvoir exercé par le chef de village auprès de  ses administrés.

Ici, les administrés sont Mijhār, c’est-à-dire les responsables des hameaux éloignés d’altitude, des Bhote, tamang ou sherpa.
Les Mijhār sont dans leur hameau respectif les chefs locaux, délégués du Mukhiya.
Ce jour de Dasain, ils viennent au renouvelllement des liens d’autorité.

Nous sommes en 1980, à près de 30 ans de la chute du régime des Rana, l’ancien régime où l’autorité s’exerçait par liens de vassalité.
En 1980, l’ancien régime n’est plus, remplacé par celui des panchayat (assemblées villageoises). Pourtant, le responsable du village, qui n’est autre que le descendant de la lignée des Mukhiya, perpétue un acte qui remonte à des générations.

 

Désherbage du millet : Saun (15 Juillet-15 août)

 

Saun est un mois de mousson. Depuis le précédent, le village est comme souillé par l’eau et la boue. Personne n’échappe aux désagréments des puces, des punaises et des poux. Les femmes s’épouillent, les hommes se font raser la tête. Les vêtements sont mis à bouillir dans de grands chaudrons. Les vieux sont malades, ils ont des fièvres et des diarrhées. De grosses sangsues noires s’accrochent aux flancs des buffles, elles les saignent. Le guérisseur distribue des charmes pour écarter les maux.

Les maisons ont perdu leur éclat. Les couleurs ocres et blanches sont délavées. Leurs habitants ont disposé des pierres au devant des entrées pour éviter de trop salir les intérieurs avec la boue accumulée sous le pied. Les murs sont gagnés par la moisissure. Dehors, la terre s’effondre, elle glisse, emportant chemins, murettes et rizières. Les rivières débordent. La mousson est certes une source de vie ; mais elle engendre le désordre.

Avec les pluies, les dieux ont quitté les villages, laissant les hommes aux prises avec les forces souterraines et obscures : les démons, les serpents, les sorcières. Les chamanes, abandonnés, n’ont plus de transes. Ranke-Buro, un vieux diable invisible, se promène à travers champs. On craint pour le maïs dont il se nourrirait volontiers. Il se heurte à des barrières : les Sunuwar les ont dressé en installant des piquets aux quatre coins de leurs champs. Un soir, sur le seuil de la maison, Bahadur a sacrifié un coq. Ranke est venu. Mal lui en a pris. Dans la maison, les hommes se sont mis à hurler et à rire. Il s’est enfui loin dans la jungle, comme un poltron. Soyons en sûr : le vieux Ranke n’est pas méchant.

Le premier jour du mois marque officiellement le semestre descendant ũdhauli. Depuis trois semaines à cette date, le soleil qui demeure invisible au dessus de la couche épaisse des nuages a décliné. La veille au soir, une petite fête célèbre l’événement. Elle se déroule au sanctuaire de Seti Devi, près du sommet du village, à plus de 3000 m. D’abord, les hommes offrent du lait et du beurre à la déesse. Ensuite, ils chantent, ils dansent, ils parient avec l’argent de leurs économies pour le seul plaisir de jouer. Le lendemain, de retour à la maison, ils festoient, ils se gavent de viande, ce qu’ils n’ont plus fait depuis des mois.

Le travail en Saun est très soutenu. Certes les jours se suivent et se ressemblent. Mais le repiquage du riz prend fin. Celui du millet tardif également. Alors succède le désherbage, à commencer par les cultures précoces. Tâche de femme dit-on même si en réalité tout le monde s’y met. Les enfants, armés de faucille, coupent l’herbe qui nourrit le troupeau. Les animaux ne sont jamais si bien nourris qu’en cette période. La traite est assurée deux fois par jour, les canettes sont remplies. On fait du beurre. Les premiers vêlages ont lieu. En altitude, on déterre les pommes de terre. Ce travail, qui s’étend sur deux mois, se fait dans le brouillard.

Sunuwar

Au Népal, les Sunuwar représentent un groupe ethnique peu nombreux. Peu d’écrits les concernent.  Au siècle dernier, enquêtant sur les populations, les rares diplomates anglais autorisés à résider au Népal les ignoraient. En 1874, l’un d’eux (Hodgson) mentionne seulement leur existence et d’autres après lui, observateurs de métier, ont contribué à peine à les dépeindre.  Dans le district où ils sont proportionnellement les plus nombreux, ils représentent 3,3% de la population. Dans le pays, les recensements officiels à la fiabilité incertaine et selon des critères différents en dénombrent quelques milliers : 17 299 en 1953-54, 13 362 (?) en 1961, 20 380 en 1971, 40943 en 1991. Peut-être la réalité de l’ethnie chiffrerait davantage. Figurent ici les personnes présentes (ou absentes depuis moins de six mois) au moment de l’enquête et dont la langue principale déclarée et parlée est le sunuwar; ou là les Sunuwar qui se reconnaissent et se déclarent comme tels. D’autres ne sont pas ou ne sont plus sujets du royaume népalais et vivent à l’étranger au Sikkim, au Bhutan, en Assam…

kodo

Le millet (éleusine coracana) est la plus ancienne des céréales que les Sunuwar cultivent. Ils ne l’apprécient guère. Jamais ils ne l’offrent à leurs divinités ; les femmes le préparent dans les récipients de fonte ordinaire et n’imaginent pas réaliser d’autres plats de millet que la bouillie et la galette obtenues, après décorticage et broyage à la meule, d’une farine sombre d’aspect ; les plus fortunés peuvent s’abstenir d’en consommer ; les autres repoussent à plus tard, aux temps de soudure et de pénurie, des repas qui se prennent dans l’intimité de la maison, loin des souillures ou du regard d’autrui, et qu’on refuserait des autres castes, y compris de Chetri pourtant supérieurs en statut. Mais les Sunuwar ont deux bonnes raisons de recourir au millet : la qualité de la bière qu’il permet d’obtenir et la facilité de sa culture.

Le millet permet la fabrication des alcools. A la base de la préparation, les principes sont les suivants : le grain, bouilli longuement, mélangé à de la levure, est refroidi et égoutté ; il est alors mis à fermenter dans des pots en terre hermétiquement fermés par des bouchons de feuilles de mais ; la boisson est récupérée quelques jours plus tard, après apport d’eau froide et filtration. Chaque famille consomme tous les ans plusieurs muri de millet de cette manière.

La consommation des alcools est interdite durant les jours de deuil qui sont au nombre de treize. Sans doute faut-il voir ici une règle imposée par le Brahmane. Car l’alcool, sous forme de bière ou distillée, fait partie des offrandes rituelles sunuwar pourvu seulement qu’il n’ait pas été mélangé à d’autres céréales, qu’il ait été réalisé par le prêtre du clan, que ce dernier se trouvât alors à jeun. Le maïs est souvent employé, mais l’alcool de maïs pur, celui que les Bhote consomment, a la réputation de faire monter l’ivresse. L’addition de millet permet d’obtenir une boisson plus douce. La bière de millet grillé préparé par les Jirel fait l’unanimité des goûts ; sur les chemins qui mènent au marché de Jiri, il n’est pas de commerce plus prospère que celui-ci. Les Sunuwar pour leur part n’ont pas coutume de mettre à griller le millet de leur alcool.

Le millet est facile à cultiver. Il exige peu de fumure. Sans doute est-il recommandé d’apporter l’engrais frais juste avant les semis ; d’épandre en pépinière celui les excréments des chèvres, des poules et le fumier de ménage ; de brûler comme autrefois l’herbe et les broussailles avant de semer ; de conduire au champ des bestiaux dont l’urine a de bénéfiques effets sur la graine ensemencée. Mais dans bien des occasions, le millet n’est pas fumé. En outre, n’épuisant pas beaucoup les sols, il ne gène en rien le développement d’autres cultures, associées ou successives. Aussi remplace-t-il, un an sur deux, une autre céréale plus gourmande telle que l’orge ou le sarrasin ; repiqué ou semé, il est combiné de multiples façons à d’autres plantes.

Après l’épiaison, le millet semble résister à tout ; une fois mûr, il ne redoute plus en hiver, ni le froid, ni la grêle, ni la verse et sa récolte peut attendre sur pied d’octobre à janvier sans dommage. Piétiné, lors de la récolte du mais ou plus tard, il résiste et sa graine paraît boudée par les oiseaux. Après moisson, le millet se conserve des années ; c’est pourquoi il fait l’objet des transactions ; il sert aux rémunérations des artisans, des prêtres, des commerçants ; il entre dans les spéculations des usuriers lesquels en constituent de grosses réserves.

Ainsi, pour l’alcool, pour la facilité de sa culture et de conservation, le millet est une céréale intéressante à cultiver et c’est pourquoi, il est présent en abondance un peu partout. Il pousse jusqu’à 2200m., dans tous champs de culture sèche et très bas, même dans les champs irrigués, avant le riz . Ainsi le trouve-t-on jusque dans les villages des fonds de vallée tropicaux (Manthali, Khimti Besi GogunTar). Dans les champs d’aujourd’hui, la vieille céréale des essarts et des pentes garde donc toutes ses qualités.

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A Rasnalu, les Sunuwar cultivent plusieurs variétés de millet. Habituellement, ils utilisent okhalḍhuñge (ou bhuluñge) une variété de millet tardif originaire de la région de Okhaldhunga à l’est et reconnaissable à l’épi fermé comme le poing de la main, le grain clair, la tige longue ; ils apprécient ce millet pour les rendements, la qualité de sa farine et de sa paille en tant que fourrage. Quelques agriculteurs l’alternent tous les 3 à 5 ans avec sunkesre, autre variété venue celle-ci des rives de la rivière Sun Kosi (à l’ouest). Son grain est rouge, l’épi presque ouvert quand il est à maturité. Il partage les qualité d’okhalḍhuñge.

Pour récolter avant Dasai, les Sunuwar recourent à d’autres millets. Les pāñdur, identifiables par l’épi qui reste ouvert et le grain de grosse taille, s’adaptent aux champs peu fumés et de médiocre qualité pourvus d’être bien arrosés et semés de manière espacée. Ils résistent bien au froid, à la grêle et à la verse. Ils sont utilisés en altitude. Mais leur production est faible et la farine de médiocre qualité. On distingue les pāñdur noirs des hautes terres (2000m.-2200m) et les blancs des altitudes inférieures (1900-2000m.). D’autres millets sont précoces. Ainsi les nañkātuā autre variété précoce récoltée avant Dasai avant d’ensemencer de l’orge. L’épi reste ouvert quand il est mûr, la paille est courte, et les rendements sont excellents. Mais ces millets des basses terres qu’on trouve à Betali par exemple, ne conviennent pas à Rasnalu en raison de l’altitude.

Il existe trois autres variétés, tardives et peu employées :

cyālse : d’aspect semblable à sunkesre, mal connue : à la cuisson, le millet se transforme inévitablement en pâte ; on le dit productif, résistant à la verse et au froid
laṛi baḍi : millet des terre médiocres peu ou pas fumées. Une condition de sa culture : l’espacement de l’implantation (semis ou repiquage) ; cette variété se distingue à l’épi bien ouvert quand il est mûr et la tige courte. Il pousse à basse altitude. Les rendements sont faibles, et les qualités alimentaires sont estimées médiocres.
seto kodo : millet « blanc » fournissant une farine avec laquelle on prépare les beignets des collations, notamment à l’occasion du culte à Narayan. Il pousse à moins de 1800m. Ses rendements sont infimes.

bagaicā

Le jardin potager est attenant à la maison. L’espace dispose d’une protection, soit côté cour, d’une murette en pierre soit, côté champ, d’une palissade en tiges de maïs et clôtures amovibles. Un mot népali le désigne (bagaicā) mais les paysans parlent souvent de ghuryān, le fumier de ménage auprès duquel il se situe et qui sert à sa fertilisation. Un outil correspond à ce jardin : le kuṭi, petite houe. Il sert essentiellement à semer en poquet les haricots-soja, les citrouilles, les pommes de terre, etc. L’entretien du potager relève des activités féminines.

Quelles sont les cultures de jardin ? Le pois kerāu (Risum sativum), les haricots verts boḍi (Vigna catjang Walp) ; plus souvent les concombres kàkro (Curcumis sativus) à semer en poquet et tuteurer ; l’igname tarul (Discorea alata); la patate douce, un rhizome que l’on consomme bouilli en guise de collation; le pèḍālu (Alocacia indicum) dont la racine et les feuilles (3) sont comestibles.

matān

La maison occupe le centre de l’exploitation paysanne Assez souvent, un second bâtiment lui fait face, de l’autre côté de la cour. Il s’agit d’une dépendance, le matān aux multiples fonctions. On distinguera les lieux, les étages. Le rez-de-chaussée forme un espace ouvert et facilement accessible. A l’occasion, il sert d’abri aux bêtes : buffles, lorsqu’en juillet et en août la place ailleurs vient à manquer ; chèvres rassemblées dans un enclos de bois ; le chien ; un jeune porc. L’enclos des chèvres est muni d’un plancher à claire-voie dessous lequel s’entassent les excréments. Récupérés au niveleur depuis un soupirail, ils seront un fertilisant pour les cultures. Le rez-de-chaussée sert aussi à l’entreposage des objets encombrants : le bois de feu, les outils agricoles, la paille ; pilon à riz et pressoir à huile sont installés à demeure. L’étage supérieur de la dépendance est occupé habituellement par la récolte entassée de grands cylindres de vannerie. Une fois débarrassé du grain et nettoyé, cependant, il se prête au séjour de l’invité, du voyageur, du vieux père qui se retire, du jeune ménage en attente d’installation définitive. A l’instar de la maison, il s’ouvre sur la cour par une véranda que ferme le balcon. Un petit escalier extérieur maçonné permet l’accès.